Dans la série d’Arte, de nombreuses familles de dockers sont prises en étau par une loi tacite et implacable : celle du trafic international fauteur de troubles. Autant d’ingrédients pour un drame familial prenant à suivre sur Arte

Pour composer la trame de De Grâce, série noire aux allures de tragédie antique, il a fallu marier de nombreux éléments: la lumière, la ville, la mer, le labeur des dockers et un soupçon de fatalité. Les détails de cette recette au parfum entêtant sont délivrés par un chœur de voix puissantes: ses auteurs (Maxime Crupaux et Baptiste Fillon), son réalisateur (Vincent Maël Cardona) et son plus jeune acteur (Panayotis Pascot).

Deux auteurs fascinés

”Le Havre, c’est d’abord un choc esthétique. Une architecture, une lumière, une ambiance clair-obscur. Une ville qui se cartographie rapidement entre ville haute et ville basse, on perçoit très vite la taille du port, son importance.” Revenu des États-Unis depuis peu, Maxime Crupaux dit y avoir retrouvé “une ambiance presque américaine, semblable à celle de Baltimore ou de New Beach, alors même qu’on est en France, en province. Un mélange de genres et de styles que je n’avais jamais vu ailleurs, si ce n’est peut-être partiellement à Brest”, confie-t-il en souriant. “Je connaissais Baptiste depuis quelque temps déjà. C’était évident pour nous qu’il fallait ancrer une histoire dans cette ville.” Une intrigue, située au croisement des Soprano, de The Wire (saison 2) et des films de James Gray, dont le comédien Olivier Gourmet a souligné les odeurs, les couleurs, les ambiances visuelles et sonores.

Les deux auteurs ont travaillé avec un consultant et ont mené de nombreuses rencontres en amont “afin de nourrir le drame familial par des éléments du réel : on a été rattrapés par la réalité à travers le meurtre d’un docker. Il y a eu une grande montée de la violence, intimidations et enlèvements, durant l’écriture. Seize tonnes de drogue sont saisies par an au Havre, ce qui veut dire qu’il y en a dix fois plus qui circulent et cinq fois plus encore au port d’Anvers. On n’a donc pas reçu l’autorisation de tourner sur les quais du Havre.” Un refus de la société portuaire qu’ils comprennent : “on ne voulait pas mettre les dockers en danger.”

Pierre Lottin et Margot Bancilhon, frère et soeur dans la série « De Grâce » de Vincent Maël Cardona sur Arte.

À travers ces milliers de cargos et de containers qui circulent, Le Havre voit défiler des milliards d’euros, mais reste une ville foncièrement ouvrière et l’une des plus pauvres de France. “Il y avait la volonté de restituer cette complexité et ces positionnements difficiles”, soulignent les deux partenaires.

”Au Havre, il y a un lien très fort à la culture prolétaire. Les grandes grèves de 1936 sont parties de là, la ville a un côté rebelle, explique Baptiste Fillon,Havrais de souche”. De Grâce est une tragédie antique, entre thriller et drame social. Venant de la littérature, on a convoqué de grands mythes et aussi l’héritage de deux romans Pierre et Jean de Guy de Maupassant, sur deux frères qui se détestent, et La Nausée de Jean-Paul Sartre, qui porte quelque chose de fondamentalement existentialiste que Pierre Leprieur incarne. Vincent nous a aidés à assumer le côté mythologique, en le soulignant dans sa mise en scène.”

Un réalisateur emballé

”Une série sur Le Havre avec Arte, c’est une proposition qui ne se refuse pas. Cela fait fonctionner mon imaginaire de Breton, confesse Vincent Maël Cardona. C’est une ville dont de nombreux peintres et réalisateurs se sont emparés, une cité avec un ourlet, un relief avec, notamment, la formidable église Saint-Joseph. J’ai été séduit par l’histoire de cette ville-martyre qui a pu renaître de ses cendres grâce à un architecte très important, Auguste Perret. Sa conception forte, un peu dérangeante et en même temps visionnaire a permis aux Havrais de se réconcilier avec leur passé. La série mêle de multiples influences : Maupassant, Courbet,… portées par les acteurs et la musique de Maxence Dussère.”

Pierre Lottin et Olivier Gourmet dans la série « De Grâce » de Vincent Maël Cardona.

Tous les trois voulaient “investir ces zones grises, mais aussi honorer une communauté forte et bousculée. Car les thématiques sont universelles et dépassent le cadre du Havre.” C’est notamment ce que traduit le générique, mélange d’images actuelles et d’archives, qui fait penser à celui de la série Succession. S’imprime ainsi une idée de destin implacable à travers “ces images de la petitesse de l’homme face aux machines, au gigantisme du trafic maritime et à la mécanique implacable de la mondialisation”, souligne le réalisateur Vincent Maël Cardona.

Un jeune acteur transformé

Face à ce scénario intense, Panayotis Pascot n’a pas pu résister. “J’avais tout de suite les images qui se bousculaient dans ma tête, avec ce premier épisode où se croisent de nombreuses trajectoires, univers et personnages. Je l’ai lu d’une traite et j’ai appelé mon agent pour lui dire que je voulais ce rôle. C’est une histoire de famille, un sujet qui m’est très cher et m’intéresse énormément et où il y a pas mal de tensions. C’est ce qui m’a touché.” Même s’il reconnaît qu’il ne se sentait “pas forcément très à l’aise avec le genre de la tragédie et du drame”, au départ.

Le rôle de Simon, benjamin de la famille Leprieur, rompt avec l’image légère de l’humoriste (Presque sur Netflix), passé par Le Petit journal et l’émission Quotidien, même s’il a entre-temps dévoilé des facettes plus sombres de son histoire personnelle dans son autobiographie, La prochaine fois que tu mordras la poussière, devenue best-seller en quelques semaines.

L’humoriste s’est glissé avec délectation dans le rôle de ce “petit con courageux qui cherche la vérité sur sa famille et sur son père, en particulier”. Un rôle auquel il s’est préparé avec soin, même si son tempérament le pousse à faire mine de toujours tout prendre à la rigolade.

La comédienne Margot Bancilhon récompensée à Séries Mania pour son rôle d’avocate dans la série « De Grâce » sur Arte.

”On a fait des lectures entre nous. Olivier (Gourmet, NdlR) m’a vraiment giflé deux, trois fois, histoire que je sois dans le coup.” (Il rit). “On a discuté des non-dits au sein de cette famille et on s’est beaucoup soutenu. Notamment Astrid, ma mère, qui me demandait sans cesse si tout allait bien pour moi et Pierre Lottin, qui joue mon grand frère. Il y avait un petit côté colo parce qu’on habitait tous ensemble lors de nos déplacements à Anvers et au Havre, ce qui a encore resserré nos liens.”

Ce personnage de jeune homme “mature et très introverti” lui a demandé “un vrai travail de composition, une grande première” pour celui qui n’avait jamais eu à jouer un rôle dans un projet au long cours auparavant. “Cela m’a fait tomber amoureux de ce métier”, assure-t-il. Et au vu du résultat final, on imagine qu’il n’en restera pas là.

Rencontres à Lille: Karin Tshidimba