Durant son enfance au Sénégal, Issa Rae Diop n’aurait sans doute jamais imaginé devenir célèbre à l’âge adulte en livrant son point de vue assez tranché sur le quotidien d’une jeune femme noire aux Etats-Unis. D’Awkward Black Girl à Insecure, son ton cash et son abattage impressionnant lui valent aujourd’hui d’être considérée comme l’une des voix les plus puissantes et les plus prometteuses de la communauté afro-américaine, mais aussi l’une des personnalités les plus influentes de 2018 selon le Time Magazine. Un statut que la trentenaire a encore parfois du mal à endosser, question de discrétion et de singularité sans doute.

« Tout ce que je raconte est en lien avec la communauté noire de Los Angeles et même du sud de Los Angeles. Cela n’a rien à voir avec la difficulté d’être noir aux Etats-Unis, en général. Je veux juste offrir un reflet de notre réalité. J’ai toujours été fière de ce que je suis. C’est ce que mes parents m’ont appris. » Tant, son père, médecin d’origine sénégalaise que sa mère, fière professeure afro-américaine originaire de Louisiane. Face au succès de sa série à travers le monde, Issa Rae ne cache pas sa surprise. Sa joie également, mais son étonnement, avant tout, de voir à quel point Insecure raisonne dans la vie de gens venus d’horizons aussi différents que l’Italie, le Brésil, l’Australie, la France, la Belgique ou l’Espagne… A en juger par « l’échantillon » de journalistes venus pour la rencontrer au Mipcom, à Cannes.

A l’affiche du film The Hate you give, sorti début octobre aux USA (et attendu en février en Belgique), qui suit le travail politique et de terrain d’activistes impliqués dans le mouvement Black Lives Matter, Issa Rae est également attendue dans American Princess, prochaine comédie en développement pour la Fox produite par Paul Feig, le réalisateur de L’Ombre d’Emily. Stella Meghie (Everything, Everything) assurera la réalisation de cette comédie romantique où une jeune Américaine, après avoir déménagé à Londres et être entrée dans la haute société, trouve l’amour de façon inattendue.
Au scénario, Issa Rae retrouve Amy Aniobi, scénariste et productrice exécutive de sa série Insecure. La comédienne donnera également la réplique à Justin Hartley (This is Us) dans la comédie Little, prévue pour le 20 septembre 2019 aux Etats-Unis. Trois rôles aux antipodes, donc.

« Cela prouve que même les Blancs en ont marre de regarder des séries dans lesquelles il n’y a que des Blancs ! » plaisante Issa Rae

Tous ces projets ne la détournent cependant pas de sa série Insecure, créée en 2016 et récemment renouvelée pour une saison 4. Nommée aux Golden Globes en 2017 et 2018 et nommée pour l’Emmy Award de la meilleure actrice dans une série comique en 2018, ces multiples sollicitations du grand écran prouvent qu’Issa Rae a su imposer sa voix débridée et sans complexe à travers sa création originale pour HBO.

Jolie revanche pour celle qui a démarré son travail de façon très artisanale et autodidacte sur le web en 2011 et s’était entendu dire à l’époque que « les histoires de Noirs n’intéressent pas le public majoritairement blanc ».

Désireuse de poursuivre sa quête d’authenticité en donnant la parole à une équipe de scénaristes qui partagent des expériences à la fois proches et très différentes mais toujours en lien avec la communauté noire, Issa Rae n’a pas caché son étonnement de voir sa série connaître un tel succès international. Mais le chiffre le plus surprenant, à ses yeux, reste celui de son public aux Etats-Unis : « 62 % des personnes qui regardent Insecure sont Blancs, c’est bien la preuve que tous ceux qui disaient qu’une série de ce type était trop clivante ou destinée à un public trop restreint avaient totalement tort Même les Blancs en ont marre de regarder des séries dans lesquelles il n’y a que des Bancs », a plaisanté Issa Rae lors de la conférence organisée dans le cadre du Mipcom.

Inspirée par Oprah Winfrey et Shonda Rhimes

Si Issa Rae reconnaît avoir été largement inspirée par le parcours de la scénariste et productrice Shonda Rhimes, grande prêtresse de la télévision américaine (Grey’s Anatomy, Scandal, How to get away woth murder), elle pousse le curseur plus loin encore en soignant le point de vue de la jeune génération noire-américaine aux prises avec les questions de masculinité et de féminité à l’heure où les relations amicales et intimes ont été bouleversées par le développement des réseaux sociaux.

Dans la writer’s room d’Insecure, « il y a une majorité et une grande diversité de femmes, de tous âges et de tous horizons, principalement noires et un seul homme blanc. Ce qui change sérieusement la donne par rapport aux autres séries. Souvent, on le charrie en lui disant que ça lui permet de voir ce que c’est d’être une minorité visible », plaisante l’actrice et créatrice. « Dans Insecure, nous ne partageons que des histoires que nous avons nous-mêmes déjà vécues. » Ce qui assure à la fois originalité et pertinence à la série et ce qui vaut à la jeune femme, à la fois productrice, réalisatrice, actrice et scénariste, d’avoir été couronnée Personnalité de l’année 2018 lors du Marché international des programmes audiovisuels (Mipcom) qui vient de s’achever à Cannes.

Construite en écho à cette génération de trentenaires qui n’imagine plus aller à la découverte du monde sans passer par le filtre des réseaux sociaux ou de la recherche Google, Insecure pousse assez loin le curseur des délires et des désirs, ce qui a valu à Issa Rae d’être boycottée par sa propre mère. Elle m’a dit : « à quoi ça a servi de t’élever en faisant scrupuleusement attention à ce que tu regardais si ce que tu crées aujourd’hui est largement rejeté par le contrôle parental ? »

Consciente que sa série n’est pas à mettre devant tous les yeux et du rôle croissant à jouer en terme de représentativité, Issa Rae dit plancher sur un projet: un show pour les petites filles. Qui permettra sans doute à de jeunes pousses de s’affirmer et de se développer.

Une façon de se reconnecter à son propre parcours : son enfance au Sénégal tout comme ses années à Stanford (2007), ou celles passées à Potomac dans le Maryland et ensuite à Los Angeles, ont toutes nourri ses expériences de vie qui ont alterné majorité noire, puis blanche. De quoi sans cesse se remettre en question et fournir une matière foisonnante à sa série Awkward Black Girl (2011) diffusée initialement sur Youtube. De ses premiers pas sur le net à sa montée des marches à Cannes, il est certain que le chemin parcouru devrait inspirer la jeune génération afro-américaine, mais pas seulement…

La série Insecure, diffusée en France sur OCS, est à suivre en Belgique sur Be TV. HBO a commandé une saison 4 de la série.

Insecure, ça raconte quoi ?

Issa, 29 ans, est en pleine période de doute vis-à-vis de son boulot (au service d’élèves défavorisés), de ses collègues (majoritairement blancs et bienveillants, mais parfois sérieusement à côté de la plaque, notamment en raison de nombreux a priori) et de sa relation avec Lawrence qui semble s’enliser dans la routine et l’ennui.

Pour éclaircir ses idées, faire le point ou estomper ses doutes, Issa a pris l’habitude de s’encourager en rappant face au miroir de sa salle de bain. Un talent qu’elle va tester un soir, sur scène et en « live », au cours d’une sortie avec sa pote Molly (Yvonne Orji), elle-même sujette au blues de la trentenaire en « panne de réussite ». Avocate reconnue au sein d’un bureau plutôt bien coté, Molly éprouve de plus en plus de difficultés à accepter d’être moins bien payée que ses collègues blancs et masculins.
Comment être noir(e) et conscientisé(e), reconnu(e) dans son travail et au sein de sa communauté, tout en étant heureux sur tous les plans (privé et professionnel) ? Voilà la quadrature du cercle auquel s’attaque la série Insecure, reflet des préoccupations de la classe moyenne afro-américaine, avec un humour et une franchise qui détonent dans le cercle très privé des stand-up dont on parle. Prolongement de sa série Awkward Blackgirl (Les mésaventures d’une fille noire maladroite) dont elle avait entamé la réflexion dès l’université, Insecure a porté loin la voix d’Issa, personnage faussement maladroit et loser, au point de lui offrir un formidable écho, empli de tendresse et d’autodérision, à l’international.

Karin Tshidimba, à Cannes