Vingt ans après son film Buongiorno, notte, Marco Bellocchio revient sur la tragédie, vécue en 1978 en Italie, et réalise sa première série pour donner à l’affaire Aldo Moro l’ampleur méritée. A voir sur arte.tv dès ce mercredi

Quarante-cinq ans après son déroulement, l’affaire Aldo Moro provoque toujours la même stupeur, la même consternation. « Plusieurs attentats visant les forces de l’État s’étaient produits au cours des années précédentes, mais celui-là dépassait l’entendement. Comment l’État pouvait-il être à ce point vulnérable, impuissant à protéger les siens ? » s’interroge Marco Bellocchio pour souligner ses motivations au moment d’entreprendre cette nouvelle exploration de l’histoire italienne sous forme d’une mini-série en six épisodes.

Persuadé que la disparition d’Aldo Moro continue de « travailler l’inconscient des Italiens », le cinéaste s’est mis en tête de l’analyser sous un quintuple prisme, à la fois public (l’Église, l’État, les Brigades rouges) et privé (la famille du politicien et Aldo Moro, lui-même). Des délimitations qui s’avèrent elles-mêmes poreuses puisque la relation quasi filiale entretenue par Aldo Moro avec le Pape Paul VI, mais aussi avec le ministre de l’Intérieur, Francesco Cossiga, a eu des répercussions importantes sur le déroulement de l’affaire. L’homme d’Eglise et l’homme d’État s’avérant tous les deux dévastés par l’annonce de l’enlèvement de leur « ami proche » et ayant souffert d’un énorme sentiment de culpabilité, au long des interminables semaines de négociations avec ses ravisseurs.

Dans Buongiorno, notte (2003), Marco Bellocchio adoptait le regard d’une activiste des Brigades rouges sur ce moment de bascule de l’Histoire italienne. Vingt ans plus tard, à l’occasion de sa première série Esterno Notte****, le cinéaste reprend le fil de l’affaire et l’aborde selon cinq points de vue différents : les tergiversations du clan politique d’Aldo Moro, le désarroi du pape Paul VI, les tensions au sein d’un couple de Brigadistes, la douleur de la famille du leader politique et les questionnements d’Aldo Moro, lui-même. Une « réécriture artistique » qui met en lumière l’enchaînement absurde des causes et des effets qui a conduit à une tragédie.
Un assassinat politique qui signe autant l’échec du gouvernement italien que celui de l’action terroriste. Et met en lumière la figure d’un homme ordinaire, un idéaliste qui voulait transcender les divergences et croyait à la possibilité d’offrir à l’Italie un « compromis historique », loin de l’impasse entre action violente et État intransigeant.

Des armes et des larmes

Portée par un casting de premier plan – Fabrizio Gifuni (Nos meilleures années), Toni Servillo (Il Divo, La Grande bellezza), Margherita Buy (Mia madre) et Fausto Russo Alesi (Le Traître, L’heure du crime) -, Esterno Notte pose un regard toujours aussi iconoclaste sur l’histoire italienne.

Il y a dans cette série une fébrilité et une tension impressionnante comme lors de l’épisode 4, centré sur le parcours d’un jeune couple de Brigadistes, impliqués dans l’enlèvement de Moro. La mise en scène n’a rien de tapageur ou de révolutionnaire, mais la gestion de l’espace publique et de la montée en puissance des tensions, dissensions et prises de conscience au sein du groupe, face au sort à réserver à l’otage, est d’une redoutable efficacité et totalement maîtrisée.

Bellocchio met ainsi en lumière de façon magistrale les sacrifices requis par la cause. Daniela Marra, notamment, brille par son interprétation fiévreuse et tout en nuances d’une Brigadiste assaillie par le doute. Mêlant la fantasmagorie et la satire à la réalité, Esterno Notte pointe les hypocrisies et les faux-semblants qui ont conduit à la mort d’un rêve.

Le contexte: lutte armée et cinéma politique

Depuis la fin des années 1960, l’Italie est touchée par une vague d’attentats visant les représentants de l’État. C’est la période dite «des années de plomb». En juin 1977, le politicien Aldo Moro plaide pour la constitution d’un gouvernement « de solidarité nationale » approuvé par le Parti communiste. Parti devenu incontournable sur l’échiquier politique, au grand dam de l’Église et de la Démocratie chrétienne, dont Aldo Moro est devenu le président en octobre 1976. A la tête du gouvernement depuis 1945, la DC, comme on l’appelle en Italie, est devenue une cible pour les terroristes d’extrême droite comme d’extrême gauche. Parmi ceux-ci figurent les Brigades rouges, une organisation révolutionnaire partisane de la lutte armée.

Riche de près de trente films, l’œuvre de Marco Bellocchio, souvent subversive, aborde les thèmes de la lutte sociale, de la famille, de la religion, de l’histoire : Au nom du père, Le saut dans le vide, Le diable au corps, Vincere, Le traître… L’affaire de l’enlèvement d’Aldo Moro ne pouvait qu’intéresser le cinéaste qui s’est imposé, dans les années 1960, comme l’un des chefs de file du nouveau cinéma italien avec Les poings dans les poches. Agé de 83 ans, le cinéaste signe avec Esterno Notte, sa toute première série, un récit qui se penche sur les rapports étroits entre l’Église et l’État et sur le climat de terreur qui régnait en Italie durant les années de plomb.

Karin Tshidimba